Le plafond de verre et l'injustice herméneutique:
L'injustice testimoniale s'accompagne souvent d'une injustice herméneutique, c’est le deuxième type d'injustice épistémique qui se produit selon Fricker (2007) lorsqu’il y a des lacunes conceptuelles dans lesquelles les membres d’un groupe social n’ont pas les ressources conceptuelles pour comprendre et décrire des expériences sociales particulières. Elle définit comme l’injustice pour une personne d’être incapable d’interpréter adéquatement certains aspects de son expérience sociale en raison de lacunes dans les ressources herméneutiques collectives. C’est une injustice liée à la façon dont les gens interprètent leur vie. Fricker affirme que cela est également vrai pour d'autres groupes marginalisés (les victimes de harcèlement sexuel avant les années 1970 qui avaient de la difficulté à comprendre et à exprimer le comportement auquel elles étaient soumises, étant donné que le terme « harcèlement sexuel » n’avait pas encore été inventé).
Selon Fricker. Cela est dû en grande partie à l'exclusion des femmes d'une participation égale aux institutions qui aident les gens à donner un sens à leur vie.
L’injustice herméneutique se produit lorsque les expériences de quelqu'un ne sont pas bien comprises en raison de l’exclusion. Elle parle de l’ignorance à laquelle sont soumises les personnes opprimées sur le plan herméneutique lorsque les ressources herméneutiques collectives ne rendent pas compte de leurs expériences et les empêchent par le fait même de les comprendre, d’autre part, elle aborde l’ignorance à laquelle sont soumis les membres de groupes privilégiés en raison de mauvaises pratiques épistémiques.
Medina envisage l’injustice herméneutique en mettant de l’avant les dynamiques communicatives problématiques qui minent la production et la transmission de la connaissance. Il considère que l’injustice herméneutique se produit lorsque des obstacles interprétatifs injustifiés affectent différemment les personnes quant à leur capacité à s’exprimer et à être comprises, en raison de pratiques communicatives problématiques qui minent la production et la transmission de la connaissance.
Nous pouvons maintenant définir l'injustice herméneutique du genre subie par des femmes dans le plafond de verre c’est : l’injustice d'avoir un domaine important de son expérience obscurci de la compréhension collective en raison d'une marginalisation persistante et étendue, cela se reflète dans le plafond de verre avec les pratiques informelles (l’exclusion des femmes des hautes sphères de décision) mises en place au moment de la promotion.
Le plafond de verre et l’épistémologie de l’ignorance:
L’épistémologie de l’ignorance s’inscrit pleinement au croisement des réflexions sur les rapports raciaux et de genre. En effet, l’injustice épistémique, tout un système de connaissances est construit sur l’ignorance des savoirs provenant de groupes déshumanisés, ce système est injuste.
Ainsi, tout en excluant la personne ou le groupe dont elle fait partie des processus de production de connaissance en tant que participant-es, on en s’appropriant leur connaissance sans la reconnaître comme telle. Ceci donne l’impression que la personne participe, tout en lui imposant une forme de silence par la non-reconnaissance de son agentivité.
Fricker s’inspire pour cette forme d’injustice de l’objectification des femmes et du phénomène corollaire qui est la réduction des femmes au silence et leur exclusion des pratiques visant la production et la transmission de connaissance.
Fricker, puisque ces situations sont créées par des structures collectives problématiques qui ne peuvent être résolues seulement par le développement d’attitudes épistémiques vertueuses, mais exigent plutôt le développement de processus visant à juguler la domination épistémique .Les manières d’interagir peuvent être égalitaires, mais elles sont trop souvent teintées implicitement ou explicitement par des mécanismes d’oppression et de domination , comme dans le plafond de verre et les barrières invisibles. Le manque de représentation de personnes appartenant à des groupes aux voix marginalisées risque d’entretenir la reproduction des stéréotypes racistes perpétués.Ces formes d’ignorance créent une forme de domination, la production de l’ignorance constitue une forme de domination épistémique.
Le plafond de verre et la domination herméneutique (Catala) :
Une forme particulière de négation de la validité épistémique des apports de groupes marginalisés est théorisée e par Amandine Catala, « Democracy,Trust, and Epistemic Justice », sous le concept de domination herméneutique, que Catala définit comme une forme d’injustice herméneutique , il est ainsi refusé au groupe marginalisé le droit de donner un sens à sa propre expérience, celles qui sont marginalisées par ces dernières, ne bénéficiant donc pas d’autant de ressources herméneutiques et de crédibilité. C’est une forme de « gaslighting » à grande échelle, qui se greffe et renforce une forme d’ignorance active.
On ne nie pas directement l’expérience du groupe opprimé, mais on refuse le sens que celui-ci donne à cette expérience en réitérant l’interprétation du groupe dominant après avoir pu avoir accès à celle du groupe marginalisé. « In this paper, I show that this deliberative masse results from a prior situation of social injustice, one of unequal power relations between different social groups, including inequalities in epistemic power ».
Pour Catala, la domination herméneutique se trouverait à l’intersection des injustices testimoniale et herméneutique. La majorité écarterait à tort le témoignage de la minorité, rejetant ainsi la contribution herméneutique de celle-ci quant à une interprétation alternative d’une expérience ou une pratique sociale. Ce rejet équivaut à considérer la minorité comme épistémiquement inégale, puisque sa contribution est accueillie d’emblée par un doute sur sa crédibilité, constituant ainsi une injustice testimoniale. Minorité est donc informée par l’interprétation majoritaire dominant la collectivité, ce qui constitue, selon Catala, une domination herméneutique de la majorité sur la minorité, à l’intersection des injustices testimoniale et herméneutique, renforçant ainsi d’autres formes de domination et d’oppression.
Le plafond de verre et l’oppression épistémique (Dotson)
L’oppression épistémique se définit comme une exclusion épistémique persistante qui empêche ou limite la contribution d’une personne aux processus de production des savoirs.
L’oppression épistémique désigne une forme d’exclusion persistante, ces formes d’exclusion compromettent la capacité d’une personne à contribuer à la production des savoirs qui sont en fait des ramifications de l’oppression sociale. Il est possible de faire le lien avec les injustices épistémiques de type testimonial, où ce n’est pas le système épistémologique en place qui est le problème, mais bien les rapports de pouvoir dans l’attribution de la crédibilité aux agent-es épistémiques. Autrement dit, les injustices testimoniales pourraient être conçues comme étant une forme d’oppression épistémique. La même contribution, en tenant compte des rapports de pouvoir, provenant d’une femme ou d’un homme, n’aura pas la même valeur en ce qui concerne sa crédibilité, et donc son impact dans la production des savoirs.
Les personnes victimes de l’exclusion doivent donc utiliser des ressources épistémiques inadéquates pour articuler leur expérience dans la mesure où celle-ci n’est pas accessible aux personnes qui sont dans des postures bénéficiant d’une plus grande crédibilité. Les victimes se retrouvent donc dans une situation d’injustice herméneutique, en ce sens qu’elles ne peuvent faire sens de leur expérience à ceux en position dominante en utilisant les ressources épistémiques en présence, et ne peuvent non plus articuler les failles de celles-ci.
Ceci remet donc en question la pertinence des ressources épistémiques dominantes dans la production de savoirs. La reconnaissance de l’inadéquation des ressources épistémiques présentes dans un système épistémologique dominant peut provoquer une crise, où les relations de pouvoir se retrouvent menacées. Cette reconnaissance est parfois niée, en tout ou en partie, comme conséquence de la menace qu’elle pose au cadre dominant.
Cette négation de l’oppression elle-même nous permet de poursuivre avec une autre forme d’injustice épistémique, qui est l’exploitation épistémique.
Une société excluant certaines personnes en leur niant cette capacité de manière systématique et persistante en est une où l’injustice épistémique est une forme d’oppression.
De nombreuses formes d’exclusion comme le plafond de verre qui compromettent la capacité des femmes à contribuer à la production des savoirs sont en fait de l’oppression épistémique.